dimanche 8 septembre 2019

Vers dorés (1) (Gérard de Nerval)

Eh quoi ! tout est sensible ! 
Pythagore. 

Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :
À la matière même un verbe est attaché…
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !

Gérard de Nerval, Les Chiméres, 1854.


Vers dorés : Allusion à un recueil de pensées attribué à Pythagore, philosophe grec du Ive siècle av. J.-C., qui croyait en la migration des âmes.

El Desdichado (1) (Gérard de Nerval)

Je suis le Ténébreux (2), — le Veuf (3), — l’Inconsolé,
Le prince d’Aquitaine (4) à la tour abolie (5) :
Ma seule Etoile (6) est morte, — et mon luth constellé
Porte le Soleil noir (7) de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi (8) qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe (9) et la mer d’Italie,
La fleur (10) qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre (11) à la rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus (12) ?… Lusignan (13) ou Biron (14)?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine (15) ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène (16) …

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron (17) :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

 Gérard de Nerval, Les Chimères, 1854. 

(1) El Desdichado : le malchanceux ou le déshérité, en référence au personnage du chevalier noir dans l’Ivanhoë de Walter Scott qui a fait inscrire ce mot sur son bouclier. 
(2) Le Ténébreux : celui qui appartient aux enfers. 
(3) Veuf : dans un manuscrit, Nerval annote ce mot de la mention « olim : Mausole ». Mausole est un roi grec du IVe siècle, époux et frère d’Artémise ; très affectée par son veuvage, la reine fit construire le mausolée d’Halicarnasse, l’une des sept merveilles du monde. 
(4) Le prince d’Aquitaine : Nerval se croit, par son père, descendant d’un noble du Périgord. 
(5) La tour abolie : référence probable à l’une des arcanes du tarot, la « Tour foudroyée », symbole de l’orgueil humain châtié. 
(6) Ma seule Etoile : Allusion à la mort de Jenny Colon, actrice et grand amour de Nerval.
(7) Soleil : Autre arcane du tarot, symbole de l’illumination, son association au « noir » la détourne de son sens pour l’associer à la 
(8) Toi qui m’a consolé : allusion à la rencontre que la poète fit d’une jeune anglaise – Octavie dans Les Filles du feu en visitant le tombeau de Virgile. 
(9) Pausilippe : Montagne située nom loin de Naples, le tombeau de Virgile est situé sur l’un de ses promontoires. 
(10) La fleur : l’ancolie, d’après un manuscrit de Nerval, fleur qui symbolise la tristesse.
(11) Le pampre : rameau de vigne. 
(12) Amour ou Phébus : Dieux de l’amour et du soleil. 
(13) Lusignan : époux de Mélusine, la femme serpent, d’après une légende d’Aquitaine, province paternelle. 
(14) Biron : Compagnon d’Henri IV, évoqué dans les légendes du Valois, contrée maternelle. 
(15) La reine : La reine Candace, fille de Salomon et de la reine de Saba – Jenny Colon devait interpréter le rôle da la reine de Saba dans un opéra que Nerval voulait écrire pour elle. 
(16) La grotte… : nouvelle allusion au voyage d’Italie. 
(17) Achéron : Fleuve des enfers que traverse Orphée.

Fantaisie (Gérard de Nerval)

Ill. d'Alan Lee pour le Mabinogion, 2000.
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber (1) ,
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... et dont je me souviens !

Nerval, Odelettes, 1852.

(1) Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber : Trois compositeurs célèbres, le nom du dernier, K.-M. von Weber (1786-1826) se prononce Wèbre.