vendredi 16 août 2019

Une allée du Luxembourg (Gérard de Nerval)

Elle a passé, la jeune fille,
Vive et preste comme un oiseau :
À la main une fleur qui brille,
À la bouche un refrain nouveau.

C’est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D’un seul regard l’éclaircirait !

Mais non, ma jeunesse est finie…
Adieu, doux rayon qui n’a pas lui,
Parfum, jeune fille, harmonie…
Le bonheur passait, il a fui !

Nerval, Odelettes, 1852.

jeudi 15 août 2019

Un secret (Félix Arvers)

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu :
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire.
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.

À l’austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

Félix Arvers, Mes heures perdues, 1833.

Elégie (Marceline Desbordes-Valmore)

Michel-Martin Drolling, Portrait de Marceline
Desbordes-Valmore, 1808.
J’étais à toi peut-être avant de t’avoir vu.
Ma vie, en se formant, fut promise à la tienne ;
Ton nom m’en avertit par un trouble imprévu,
Ton âme s’y cachait pour éveiller la mienne.
Je l’entendis un jour, et je perdis la voix ;
Je l’écoutai longtemps, j’oubliai de répondre.
Mon être avec le tien venait de se confondre ;
Je crus qu’on m’appelait pour la première fois.
Savais-tu ce prodige ? Eh bien, sans te connaître,
J’ai deviné par lui mon amant et mon maître,
Et je le reconnus dans tes premiers accents,
Quand tu vins éclairer mes beaux jours languissants.
Ta voix me fit pâlir, et mes yeux se baissèrent ;
Dans un regard muet nos âmes s’embrassèrent ;
Au fond de ce regard ton nom se révéla,
Et sans le demander j’avais dit : Le voilà !
Dès lors il ressaisit mon oreille étonnée ;
Elle y devint soumise, elle y fut enchaînée.
J’exprimais par lui seul mes plus doux sentiments ;
Je l’unissais au mien pour signer mes serments.
Je le lisais partout, ce nom rempli de charmes,
                   Et je versais des larmes :
D’un éloge enchanteur toujours environné,
À mes yeux éblouis il s’offrait couronné.
Je l’écrivais... bientôt je n’osai plus l’écrire,
Et mon timide amour le changeait en sourire.
Il me cherchait la nuit, il berçait mon sommeil ;
Il résonnait encore autour de mon réveil ;
Il errait dans mon souffle, et, lorsque je soupire,
C’est lui qui me caresse et que mon cœur respire.
Nom chéri ! nom charmant ! oracle de mon sort !
Hélas ! que tu me plais, que ta grâce me touche !
Tu m’annonças la vie, et, mêlé dans la mort,
Comme un dernier baiser tu fermeras ma bouche.

 Marceline Desbordes Valmore, Poésies, 1830.

mercredi 14 août 2019

La Rose thé

Whistler, Symphonie
en rose
, 1874.
La plus délicate des roses
Est, à coup sûr, la rose-thé.
Son bouton aux feuilles mi-closes
De carmin à peine est teinté.

On dirait une rose blanche
Qu’aurait fait rougir de pudeur,
En la lutinant (1)  sur la branche,
Un papillon trop plein d’ardeur.

Son tissu rose et diaphane
De la chair a le velouté ;
Auprès, tout incarnat (2)  se fane
Ou prend de la vulgarité.

Comme un teint aristocratique
Noircit les fronts bruns de soleil,
De ses sœurs elle rend rustique
Le coloris chaud et vermeil.

Mais si votre main qui s’en joue,
À quelque bal, pour son parfum,
La rapproche de votre joue,
Son frais éclat devient commun.

Il n’est pas de rose assez tendre
Sur la palette du Printemps,
Madame, pour oser prétendre
Lutter contre vos dix-sept ans.

La peau vaut mieux que le pétale,
Et le sang pur d’un noble cœur
Qui sur la jeunesse s’étale
De tous les roses est vainqueur !

Théophile Gautier, Emaux et Camées, 1852.

(1) Lutiner : Taquiner, jusqu'à l'indécence.
(2) Incarnat: Couleur vive entre le rose et le rouge.

Ne vous détournez pas... (Théophile Gautier)

Ne vous détournez pas, car ce n’est point d’amour
Que je veux vous parler ; que le passé, madame,
Soit pour nous comme un songe envolé sans retour,
Oubliez une erreur que moi-même je blâme.

Mais vous êtes si belle, et sous le fin contour
De vos sourcils arqués luit un regard de flamme
Si perçant, qu’on ne peut vous avoir vue un jour
Sans porter à jamais votre image en son âme.

Moi, mes traits soucieux sont couverts de pâleur :
Car, dès mes premiers ans souffrant et solitaire,
Dans mon cœur je nourris une pensée austère,

Et mon front avant l’âge a perdu cette fleur
Qui s’entrouvre vermeille au printemps de la vie,
Et qui ne revient plus alors qu’elle est ravie.

 Théophile Gautier, Premières poésies, 1832.

mardi 13 août 2019

Sonnet (Musset)

Ainsi, quand la fleur printanière
Dans les bois va s’épanouir,
Au premier souffle du zéphyr
Elle sourit avec mystère ;

Et sa tige fraîche et légère,
Sentant son calice s’ouvrir,
Jusque dans le sein de la terre
Frémit de joie et de désir.

Ainsi, quand ma douce Marie
Entrouvre sa lèvre chérie,
Et lève, en chantant, ses yeux bleus,

Dans l’harmonie et la lumière
Son âme semble tout entière
Monter en tremblant vers les cieux.

Musset, Poésies nouvelles, 1852.

Tristesse (Musset)


J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en était déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.

Musset, Poésies nouvelles, 1850.

Ill. Gravure d'Adolphe Lalauze, d'après une aquarelle d'E. Lami, 

Lucie (Musset)

Ingres, La Famille Stamaty, détail, 1818.
Un soir, nous étions seuls, j’étais assis près d’elle ;
Elle penchait la tête, et sur son clavecin
Laissait, tout en rêvant, flotter sa blanche main.
Ce n’était qu’un murmure ; on eût dit les coups d’aile
D’un zéphyr éloigné glissant sur des roseaux,
Et craignant en passant d’éveiller les oiseaux.
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques
Sortaient autour de nous du calice des fleurs.
Les marronniers du parc et les chênes antiques
Se berçaient doucement sous leurs rameaux en pleurs.
Nous écoutions la nuit ; la croisée entr’ouverte
Laissait venir à nous les parfums du printemps ;
Les vents étaient muets, la plaine était déserte ;
Nous étions seuls, pensifs, et nous avions quinze ans.
Je regardais Lucie. — Elle était pâle et blonde.
Jamais deux yeux plus doux n’ont du ciel le plus pur
Sondé la profondeur et réfléchi l’azur.
Sa beauté m’enivrait ; je n’aimais qu’elle au monde.
Mais je croyais l’aimer comme on aime une sœur,
Tant ce qui venait d’elle était plein de pudeur !
Nous nous tûmes longtemps ; ma main touchait la sienne.
Je regardais rêver son front triste et charmant,
Et je sentais dans l’âme, à chaque mouvement,
Combien peuvent sur nous, pour guérir toute peine,
Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur,
Jeunesse de visage et jeunesse de cœur.

 Musset, Poésies nouvelles, « Lucie, élégie » (poème de 74 vers), 1852.

Le Cor (1) (Vigny)

J’aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré,
J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins (2) antiques.
Ô montagne d’azur ! ô pays adoré !
Rocs de la Frazona, cirque du Marboré (3),
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons !
C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre
Les airs lointains d’un Cor mélancolique et tendre.
Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit,
De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
Une biche attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte au chant de la romance.
Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
Roncevaux(4) ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée !
 Vigny, Poèmes antiques et modernes, "Le Cor" (poème de 85 vers), 1826. 

(1) Cor : Trompe qu’on utilisait originellement à la guerre pour adresser un signal, qui peut encore servir dans le cadre de la chasse à courre. 
(2) Paladin : l’un des douze pairs ou vassaux qui constituaient le conseil et la garde de Charlemagne. Le mot désignera ensuite un noble chevalier. 
(3) Rocs de la Frazona, cirque de Marboré : lieux spectaculaires et emblématiques des Pyrénées. 
(4) Roncevaux : Détroit où, selon la Chanson de Roland, le héros, neveu de Charlemagne dont les troupes formaient l’arrière garde de l’armée impériale, devait trouver la mort ; l’épisode raconte que le preux chevalier souffla du cor pour appeler des renforts.

Tout enfant, tu dormais... (Victor Hugo)

Adèle Hugo, d'après L. Paturaud,
Victor Hugo aux frontières de l'exil,
ed. Daniel Maghen, 2013.
Tout enfant, tu dormais près de moi, rose et fraîche,
Comme un petit Jésus assoupi dans sa crèche ;
Ton pur sommeil était si calme et si charmant
Que tu n’entendais pas l’oiseau chanter dans l’ombre ;
Moi, pensif, j’aspirais toute la douceur sombre
        Du mystérieux firmament.

Et j’écoutais voler sur ta tête les anges ;
Et je te regardais dormir ; et sur tes langes
J’effeuillais des jasmins et des œillets sans bruit ;
Et je priais, veillant sur tes paupières closes ;
Et mes yeux se mouillaient de pleurs, songeant aux choses
        Qui nous attendent dans la nuit.

Un jour mon tour viendra de dormir ; et ma couche,
Faite d’ombre, sera si morne et si farouche
Que je n’entendrai pas non plus chanter l’oiseau ;
Et la nuit sera noire ; alors, ô ma colombe,
Larmes, prière et fleurs, tu rendras à ma tombe
        Ce que j’ai fait pour ton berceau.

Victor Hugo, Les quatre vents de l’esprit, 1881.

Demain dès l'aube... (Victor Hugo)

Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur ,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

 Victor Hugo, Les Contemplations, 1856.

Elle avait pris ce pli... (Victor Hugo)

Auguste Chatillon, Léopoldine Hugo, 1835.
Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère ;
Elle entrait et disait : Bonjour, mon petit père ;
Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s’asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,
Puis soudain s’en allait comme un oiseau qui passe.
Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse,
Mon œuvre interrompue, et, tout en écrivant,
Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent
Quelque arabesque (1)  folle et qu’elle avait tracée,
Et mainte page blanche entre ses mains froissée
Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.
Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts,
Et c’était un esprit avant d’être une femme.
Son regard reflétait la clarté de son âme.
Elle me consultait sur tout à tous moments.
Oh ! que de soirs d’hiver radieux et charmants
Passés à raisonner langue, histoire et grammaire,
Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère
Tout près, quelques amis causant au coin du feu !
J’appelais cette vie être content de peu !
Et dire qu’elle est morte ! Hélas ! que Dieu m’assiste !
Je n’étais jamais gai quand je la sentais triste ;
J’étais morne au milieu du bal le plus joyeux
Si j’avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.

 Victor Hugo, Les Contemplations, 1856. 

(1) Arabesque :  ligne sinueuse qui représente des motifs géométrique ou végétaux comme on en trouve dans les arts arabes.

Puisque j’ai mis ma lèvre... (Victor Hugo)

Puisque j’ai mis ma lèvre à ta coupe encor pleine ;
Puisque j’ai dans tes mains posé mon front pâli ;
Puisque j’ai respiré parfois la douce haleine
De ton âme, parfum dans l’ombre enseveli ;

Puisqu’il me fut donné de t’entendre me dire
Les mots où se répand le cœur mystérieux ;
Puisque j’ai vu pleurer, puisque j’ai vu sourire
Ta bouche sur ma bouche et tes yeux sur mes yeux ;

 Puisque j’ai vu briller sur ma tête ravie
Un rayon de ton astre, hélas ! voilé toujours ;
Puisque j’ai vu tomber dans l’onde de ma vie
Une feuille de rose arrachée à tes jours ;

Je puis maintenant dire aux rapides années :
- Passez ! Passez toujours ! je n’ai plus à vieillir ;
Allez-vous-en avec vos fleurs toutes fanées ;
J’ai dans l’âme une fleur que nul ne peut cueillir !

 Votre aile en le heurtant ne fera rien répandre
Du vase où je m’abreuve et que j’ai bien rempli.
Mon âme a plus de feu que vous n’avez de cendre !
Mon cœur a plus d’amour que vous n’avez d’oubli !

 Victor Hugo, Les Chants du Crépuscule, 1835.

Quand le livre où s’endort chaque soir ma pensée... (Victor Hugo)

Quand le livre où s’endort chaque soir ma pensée,
Quand l’air de la maison, les soucis du foyer,
Quand le bourdonnement de la ville insensée
Où toujours on entend quelque chose crier,

Quand tous ces mille soins (1) de misère ou de fête
Qui remplissent nos jours, cercle aride et borné,
Ont tenu trop longtemps, comme un joug (2) sur ma tête,
Le regard de mon âme à la terre tourné ;

Elle s’échappe enfin, va, marche, et dans la plaine
Prend le même sentier qu’elle prendra demain,
Qui l’égare au hasard et toujours la ramène,
Comme un coursier prudent qui connaît le chemin.

Elle court aux forêts où dans l’ombre indécise
Flottent tant de rayons, de murmures, de voix,
Trouve la rêverie au premier arbre assise,
Et toutes deux s’en vont ensemble dans les bois !

Victor Hugo, Les Feuilles d’automne, 1831. 

(1) Soin : souci. 
(2) Joug : pièce de bois, placé sur le col d’un animal de trait et auquel on attache un attelage, une charrue par exemple.

A Villequier (Victor Hugo)

V. Hugo, hanté par la mort de Léopoldine,
Laurent Paturaud, Victor Hugo aux frontières
de l'exil,
ed. Daniel Maghen, 2013.

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
Et que je puis songer à la beauté des cieux ;

Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure
                Je sors, pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la grande nature
                Qui m'entre dans le cœur ;

Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
Emu par ce superbe et tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités profondes
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;

Maintenant, ô mon Dieu ! que j'ai ce calme sombre
                De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l'ombre
                Elle dort pour jamais ;

Maintenant qu'attendri par ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l'immensité ;

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
                Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
                Que vous avez brisé ;

Je viens à vous, Seigneur ! confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
Et que l'homme n'est rien qu'un jonc qui tremble au vent ;

Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
                Ouvre le firmament ;
Et que ce qu'ici-bas nous prenons pour le terme
                Est le commencement ;

Je conviens à genoux que vous seul, père auguste,
Possédez l'infini, le réel, l'absolu ;
Je conviens qu'il est bon, je conviens qu'il est juste
Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l'a voulu !

Je ne résiste plus à tout ce qui m'arrive
                Par votre volonté.
L'âme de deuils en deuils, l'homme de rive en rive,
                Roule à l'éternité.

Nous ne voyons jamais qu'un seul côté des choses ;
L'autre plonge en la nuit d'un mystère effrayant.
L'homme subit le joug sans connaître les causes.
Tout ce qu'il voit est court, inutile et fuyant.

Vous faites revenir toujours la solitude
                Autour de tous ses pas.
Vous n'avez pas voulu qu'il eût la certitude
                Ni la joie ici-bas !

Dès qu'il possède un bien, le sort le lui retire.
Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours,
Pour qu'il s'en puisse faire une demeure, et dire :
C'est ici ma maison, mon champ et mes amours !

Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
                Il vieillit sans soutiens.
Puisque ces choses sont, c'est qu'il faut qu'elles soient ;
                J'en conviens, j'en conviens !

Le monde est sombre, ô Dieu ! l'immuable harmonie
Se compose des pleurs aussi bien que des chants ;
L'homme n'est qu'un atome en cette ombre infinie,
Nuit où montent les bons, où tombent les méchants.

Je sais que vous avez bien autre chose à faire
                Que de nous plaindre tous,
Et qu'un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
                Ne vous fait rien, à vous !

Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
Que l'oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un ;

Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,
                Passent sous le ciel bleu ;
Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent ;
                Je le sais, ô mon Dieu !

Dans vos cieux, au-delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l'homme entre comme élément.

Peut-être est-il utile à vos desseins sans nombre
                Que des êtres charmants
S'en aillent, emportés par le tourbillon sombre
                Des noirs événements.

Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses
Que rien ne déconcerte et que rien n'attendrit.
Vous ne pouvez avoir de subites clémences
Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit !

Je vous supplie, ô Dieu ! de regarder mon âme,
                Et de considérer
Qu'humble comme un enfant et doux comme une femme,
                Je viens vous adorer !

Considérez encor que j'avais, dès l'aurore,
Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,
Expliquant la nature à l'homme qui l'ignore,
Eclairant toute chose avec votre clarté ;

Que j'avais, affrontant la haine et la colère,
                Fait ma tâche ici-bas,
Que je ne pouvais pas m'attendre à ce salaire,
                Que je ne pouvais pas

Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qui ploie
Vous appesantiriez votre bras triomphant,
Et que, vous qui voyiez comme j'ai peu de joie,
Vous me reprendriez si vite mon enfant !

Qu'une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette,
                Que j'ai pu blasphémer,
Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette
                Une pierre à la mer !

Considérez qu'on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre,
Que l'œil qui pleure trop finit par s'aveugler,
Qu'un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre,
Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler,

Et qu'il ne se peut pas que l'homme, lorsqu'il sombre
                Dans les afflictions,
Ait présente à l'esprit la sérénité sombre
                Des constellations !

Aujourd'hui, moi qui fus faible comme une mère,
Je me courbe à vos pieds devant vos cieux ouverts.
Je me sens éclairé dans ma douleur amère
Par un meilleur regard jeté sur l'univers.

Seigneur, je reconnais que l'homme est en délire
                S'il ose murmurer ;
Je cesse d'accuser, je cesse de maudire,
                Mais laissez-moi pleurer !

Hélas ! laissez les pleurs couler de ma paupière,
Puisque vous avez fait les hommes pour cela !
Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre
Et dire à mon enfant : Sens-tu que je suis là ?

Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes,
                Le soir, quand tout se tait,
Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes,
                Cet ange m'écoutait !

Hélas ! vers le passé tournant un œil d'envie,
Sans que rien ici-bas puisse m'en consoler,
Je regarde toujours ce moment de ma vie
Où je l'ai vue ouvrir son aile et s'envoler !

Je verrai cet instant jusqu'à ce que je meure,
                L'instant, pleurs superflus !
Où je criai : L'enfant que j'avais tout à l'heure,
                Quoi donc ! je ne l'ai plus !

Ne vous irritez pas que je sois de la sorte,
Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtemps saigné !
L'angoisse dans mon âme est toujours la plus forte,
Et mon cœur est soumis, mais n'est pas résigné.

Ne vous irritez pas ! fronts que le deuil réclame,
                Mortels sujets aux pleurs,
Il nous est malaisé de retirer notre âme
                De ces grandes douleurs.

Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, un matin,
Au milieu des ennuis, des peines, des misères,
Et de l'ombre que fait sur nous notre destin,

Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
                Petit être joyeux,
Si beau, qu'on a cru voir s'ouvrir à son entrée
                Une porte des cieux ;

Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et la douce raison,
Lorsqu'on a reconnu que cet enfant qu'on aime
Fait le jour dans notre âme et dans notre maison,

Que c'est la seule joie ici-bas qui persiste
                De tout ce qu'on rêva,
Considérez que c'est une chose bien triste
                De le voir qui s'en va !

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856.

Les Etoiles (Lamartine)

Cependant la nuit marche, et sur l'abîme immense
Tous ces mondes flottants gravitent en silence,
Et nous-mêmes, avec eux emportés dans leur cours
Vers un port inconnu nous avançons toujours !
Souvent, pendant la nuit, au souffle du zéphire,
On sent la terre aussi flotter comme un navire ;
D'une écume brillante on voit les monts couverts
Fendre d'un cours égal le flot grondant des airs ;
Sur ces vagues d'azur où le globe se joue,
On entend l'aquilon (1)  se briser sous la proue,
Et du vent dans les mâts les tristes sifflements,
Et de ses flancs battus les sourds gémissements ;
Et l'homme sur l'abîme où sa demeure flotte
Vogue avec volupté sur la foi du pilote !
Soleils! mondes flottants qui voguez avec nous,
Dites, s'il vous l'a dit, où donc allons-nous tous ?
Quel est le port céleste où son souffle nous guide ?
Quel terme assigna-t-il à notre vol rapide ?
Allons-nous sur des bords de silence et de deuil,
Echouant dans la nuit sur quelque vaste écueil,
Semer l'immensité des débris du naufrage ?
Ou, conduits par sa main sur un brillant rivage,
Et sur l'ancre éternelle à jamais affermis,
Dans un golfe du ciel aborder endormis ?

 Lamartine, Nouvelles méditations poétiques, « Les Etoiles » (poème de 152 vers), 1823.

(1) Vent du nord.

lundi 12 août 2019

Le Lac (Lamartine)

Crespy Le Prince, Promenade de Julie et
Saint-Preux sur le lac de Genève, 1824
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
                Jeter l’ancre un seul jour ?

 Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
                Où tu la vis s’asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes
                Sur ses pieds adorés.

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
                Tes flots harmonieux.

Tout-à-coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
                Laissa tomber ces mots :

« Ô temps ! suspends ton vol ; et vous, heures propices
                « Suspendez votre cours :
« Laissez-nous savourer les rapides délices
                « Des plus beaux de nos jours !

« Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
                « Coulez, coulez pour eux ;
« Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent,
                 « Oubliez les heureux.

« Mais je demande en vain quelques moments encore,
                « Le temps m’échappe et fuit ;
« Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore
                « Va dissiper la nuit.

 « Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
                « Hâtons-nous, jouissons !
« L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
                « Il coule, et nous passons ! »

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,
S’envolent loin de nous de la même vitesse
                Que les jours du malheur ?

Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
                Ne nous les rendra plus !

Éternité, néant, passé, sombres abymes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
                 Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
                 Au moins le souvenir !

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
                 Qui pendent sur tes eaux.

Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
                De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
                Tout dise : Ils ont aimé !

Lamartine, Méditations poétiques, 1820.

L'Automne (Lamartine)

Van Gogh, Paysage d'automne crépusculaire, 1885

Salut ! bois couronnés d'un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars ! 
Salut, derniers beaux jours ! le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards !

Je suis d'un pas rêveur le sentier solitaire,
J'aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l'obscurité des bois !

Oui, dans ces jours d'automne où la nature expire,
À ses regards voilés, je trouve plus d'attraits,
C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais !

Ainsi, prêt à quitter l'horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l'espoir évanoui,
Je me retourne encore, et d'un regard d'envie
Je contemple ses biens dont je n'ai pas joui !

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau;
L'air est si parfumé ! la lumière est si pure !
Aux regards d'un mourant le soleil est si beau !

Je voudrais maintenant vider jusqu'à la lie
Ce calice mêlé de nectar et de fiel !
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel ?

Peut-être l'avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu ?
Peut-être dans la foule, une âme que j'ignore
Aurait compris mon âme, et m'aurait répondu ?...

La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire;
À la vie, au soleil, ce sont là ses adieux; 
Moi, je meurs; et mon âme, au moment qu'elle expire,
S'exhale comme un son triste et mélodieux.

Lamartine, Méditations poétiques, 1820.


dimanche 11 août 2019

Le romantisme

Le romantisme tarde à s’imposer en France, alors qu’en Allemagne, en Angleterre, les poètes se sont depuis longtemps élevés contre les arides lumières, la France reste attachée à une poésie académique que l’histoire littéraire s’empressera d’oublier. 
Girodet,
Chateaubriand, 1806.
La sensibilité s’est pourtant fait entendre par le biais du roman ou de la confession : l’œuvre de Rousseau, le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre ont fait résonner dans la seconde moitié du XVIIIe siècle les accents du sentiment. Le mal du siècle s’est exprimé dans les œuvres de Chateaubriand, Senancour et Benjamin Constant et de leurs héros tourmentés mais il s’agit toujours de prose. 
Il faut attendre les Méditations poétiques de Lamartine, publiées en 1820 sous forme de recueil, pour qu’une poésie authentiquement lyrique fasse entendre les interrogations, les plaintes, les émerveillements d’un poète que le spectacle de la nature bouleverse, le conduisant à s’interroger sur le sens de la destinée humaine et sur les intentions divines. « Non, écrira Saint-Beuve à Verlaine en 1865, ceux qui n’en ont pas été témoins ne sauraient s’imaginer l’impression vraie, légitime, ineffaçable que les contemporains ont reçue des premières Méditations de Lamartine, au moment où elles parurent en 1819. On passait subitement d’une Poésie sèche, maigre, pauvre, ayant de temps en temps un petit souffle à peine, à une Poésie large, vraiment intérieure, abondante, élevée et toute divine. » 
C’est au cours de la troisième décennie du siècle que le romantisme s’organise peu à peu : d’abord dans les salons de Charles Nodier puis sous l’égide de Victor Hugo qui, à partir de 1827, anime le « Cénacle » fréquenté par Delacroix, Alexandre Dumas, Mérimée, Sainte-Beuve, Vigny, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Balzac à peine connu, Musset encore adolescent et bien d’autres. Si Hugo est surtout engagé dans un combat qui vise à promouvoir une esthétique nouvelle au théâtre, la poésie s’en tient aux formes traditionnelles (odes, ballades, sonnet) : on célèbre Lamartine et le sonnet d’Arvers apparaît comme un modèle. 
B. Roubaud, La grande chevauchée de la postérité, 1842
 Le moi devient un sujet d’exploration privilégié et les accents tristes de l’élégie résonnent dans les œuvres de Victor Hugo, Marceline Desbordes Valmore et Musset. La remise en question du classicisme et de ses sources d’inspirations antiques conduit les poètes à diversifier leurs centres d’intérêts : les histoires nationales (le Moyen Âge en particulier), l’exotisme, le surnaturel constituent de nouveaux centres d’intérêts qui viennent enrichir l’imaginaire des poètes. 
La question religieuse est au cœur de toutes les grandes œuvres romantiques, Lamartine a vu dans le spectacle grandiose de la nature une manifestation de l’existence divine, Victor Hugo fait du poète un médiateur entre le ciel et les hommes. La première génération romantique compte des personnalités un peu en marge du Cénacle : Lamartine apparaît comme le grand aîné, Marceline Desbordes Valmore entretient une correspondance avec Victor Hugo mais ne se retrouve à Paris qu’épisodiquement. Les membres les plus éminents du mouvement (Hugo, Vigny, Musset) déclinent dans les décennies 1820-1840 les accents du lyrisme sous toutes ses formes. 
Au Victor Hugo qui interroge l’inspiration ou chante l’amour, succédera bientôt le voyageur des Contemplations qui après le deuil de son enfant chérie, Léopoldine, interroge le sens de la vie humaine sans recevoir de réponse de ce « Dieu auquel il faut bien croire ». L’œuvre de Victor Hugo déborde le cadre du romantisme et du lyrisme puisque ce génie visionnaire s’essaye à tous les genres littéraires qu’il marque de son empreinte singulière. 
Vigny toujours un peu marginal au sein du mouvement fait preuve d’un pessimisme foncier et Musset, adolescent génial, commence par imiter ses pairs, séduit par ses audaces qui vont parfois jusqu’à la parodie mais finit par ruiner sa santé et succombe à un vieillissement précoce. 
Gautier par
Nadar, 1855.
La deuxième génération dite parfois « frénétique » ou « noire » s’affranchit des usages classiques. La sombre poésie de Nerval annonce le symbolisme par ses élans mystiques et son hermétisme. Aloysius Bertrand, poète maudit, ignoré de contemporains, crée la forme du poème en prose et fait preuve d’un imaginaire débridé ou le rêve cauchemardesque croise l’inspiration médiévale encrant sa poésie dans un réseau thématique qui rappelle les débordements du roman gothique. 
Théophile Gautier, qui fut l’un des plus ardents défenseurs du romantisme, compose d’abord une œuvre personnelle qui s’accorde avec les élans lyriques de ses condisciples. Mais sa conviction que le travail de la forme doit devenir premier, son goût pour le mot rare et la pratique d’une langue ciselée font de lui le précurseur d’un mouvement qui rejettera le romantisme et les excès du lyrisme personnel : le Parnasse. 
Le romantisme ne fut sans doute pas le plus novateur des mouvements littéraire en matière de poésie, il aura néanmoins réhabilité l’expression de la sensibilité et libéré l’artiste du joug de l’imitation cher aux classiques, lui substituant l’inspiration. On peut donc considérer qu’avec le romantisme un principe nouveau fait irruption dans le champ artistique, celui de la modernité : l’œuvre vaudra désormais aussi pour l’invention dont elle fait preuve, pour son caractère innovant.

Sonnet XCVIII (Shakespeare)

Gerard Soest, "Shakespeare", vers 1600.
From you have I been absent in the spring, 
When proud-pied April dress'd in all his trim 
Hath put a spirit of youth in every thing, 
That heavy Saturn laugh'd and leap'd with him. 
Yet nor the lays of birds nor the sweet smell 
Of different flowers in odour and in hue 
Could make me any summer's story tell, 
Or from their proud lap pluck them where they grew; 
Nor did I wonder at the lily's white, 
Nor praise the deep vermilion in the rose°; 
They were but sweet, but figures of delight, 
Drawn after you, you pattern of all those. 
    Yet seem'd it winter still, and, you away, 
    As with your shadow I with these did play.

 C’est au printemps que j’étais éloigné de vous, alors qu’Avril aux éclatantes couleurs, paré de tous ses atours, animait toute chose d’un tel esprit de jeunesse que le lourd Saturne riait et dansait avec lui.

Et pourtant, ni les chants des oiseaux, ni les suaves parfums des fleurs les plus diverses en odeur et en nuance, ne pouvaient me faire dire un conte d’été, ou cueillir un seul bouton au giron coquet qui l’offrait ;

Je ne m’extasiais pas sur la blancheur des lis, et je n’admirais pas le vermillon profond des roses ; je ne les aimais que comme des formes charmantes dessinées d’après vous, leur modèle à toutes.

Mais je me croyais toujours en hiver, et, vous absent, j’ai joué avec elles comme avec votre ombre.

 Shakespeare, Sonnets (1609), trad. François Victor Hugo, 1872.

Sonnet XLIII (Shakespeare)

C’est surtout quand mes yeux se ferment qu’ils voient le mieux, car tout le jour ils tombent sur des choses indifférentes ; mais, quand je dors, ils te contemplent en rêve et, s’éclairant des ténèbres, deviennent lucides dans la nuit.
Ô toi, dont l’ombre rend si lumineuses les ombres, quelle apparition splendide formerait ta forme réelle à la clarté du jour agrandie de ta propre clarté, puisque ton ombre brille ainsi aux yeux qui ne voient pas !
Oui, quel éblouissement pour mes yeux de te regarder à lumière vive du jour, puisque dans la nuit sépulcrale l’ombre imparfaite de ta beauté apparaît ainsi à travers le sommeil accablant à mes yeux aveuglés !
Tous les jours sont nuits pour moi tant que je ne te voie pas ; et ce sont de brillants jours que les nuits où le rêve te montre à moi.

Shakespeare, Sonnets (1609), trad. François Victor Hugo, 1872.

Sonnet XXXIII (Shakespeare)

J’ai bien vu maintes fois l’aurore glorieuse caresser le sommet des monts d’un regard souverain, effleurant de sa face d’or les prairies vertes et dorant les pâles rivières par une céleste alchimie ;
Puis tout à coup laisser les plus infimes nuages écraser de leur roue hideuse sa figure céleste, et, cachant son visage au monde désolé, s’enfuir, inaperçue, dans l’ouest avec cet affront.
Ainsi, à l’aube d’une matinée, mon soleil a jeté sur mon front sa triomphante splendeur. Mais c’est fini, hélas ! je ne l’ai eu qu’une heure ; les nuages me l’ont masqué désormais.
Pourtant mon amour ne le dédaigne nullement pour cela ; les soleils de ce monde peuvent s’éclipser quand le soleil du ciel s’éclipse.
Shakespeare, Sonnets (1609), trad. François Victor Hugo, 1872.

Sonnet XXIII (Shakespeare)

Semblable à un acteur imparfait qui en scène est jeté par sa timidité hors de son rôle, ou à un être en délire qui, emporté par trop de frénésie, sent son cœur s’affaiblir par l’excès de la force ;
J’oublie, par manque de confiance, de parler exactement suivant les formes prescrites par le rite d’amour, et je semble défaillir sous la force de mon amour, accablé de tout le poids de sa puissance.
Oh ! que mes écrits soient donc les éloquents et muets interprètes de mon cœur qui te parle : ils plaident mieux pour mon amour et méritent plus d’égards que cette langue qui en a déjà trop dit.
Oh ! apprends à lire ce que mon amour silencieux a écrit : il appartient à l’esprit sublime de l’amour d’entendre avec les yeux.

 Shakespeare, Sonnets (1609), trad. François Victor Hugo, 1872

Sur les vaines occupations des gens de ce siècle (Racine)

Hiolin, Descomps, "Racine enfant", 1910.
O Sagesse ! ta parole
Fit éclore l’univers,
Posa sur un double pôle,
La terre au milieu des airs.
Tu dis ; et les cieux parurent (1),
Et tous les astres coururent,
Dans leur ordre se placer.
Avant les siècles tu règnes ;
Et qui suis-je, que tu daignes
Jusqu’à moi te rabaisser ?

Le Verbe (2), image du Père,
Laissa son trône éternel,
Et d’une mortelle mère (3)
Voulut naître homme et mortel.
Comme l’orgueil fut le crime
Dont il naissait la victime,
Il dépouilla sa splendeur,
Et vint pauvre et misérable,
Apprendre à l’homme coupable
Sa véritable grandeur.

L’âme heureusement captive
Sous ton joug (4)  trouve la paix,
Et s’abreuve d’une eau vive
Qui ne s’épuise jamais.
Chacun peut boire en cette onde,
Elle invite tout le monde ;
Mais nous courons follement
Chercher des sources bourbeuses,
Ou des citernes trompeuses
D’où l’eau fuit à tout moment.

Racine, Cantiques spirituels, poème de 60 vers, 1694. 

 (1) Tu dis ; et les cieux parurent : Allusion à la Bible (Psaumes) : « Les cieux ont été faits par la parole de l'Eternel… »
(2) Le Verbe : la parole de Dieu, allusion à l’Evangile de Saint-Jean (« Au commencement était le Verbe, […] Et le verbe s’est fait chair ») qui explique ainsi la naissance du Christ.
(3) Une mortelle mère : périphrase pour désigner, Marie, mère de Jésus.
(4) Joug : Servitude, sujétion.

La belle matineuse (1) (Vincent Voiture)

Fragonard, L'Aurore triomphant de la nuit, 1756.
Des portes du matin l’Amante de Céphale (2),
Ses roses épandait (3) dans le milieu des airs,
Et jetait sur les cieux nouvellement ouverts,
Ces traits d’or et d’azur qu’en naissant elle étale,

Quand la Nymphe divine, à mon repos fatale,
Apparut, et brilla de tant d’attraits divers,
Qu’il semblait qu’elle seule éclairait l’Univers
Et remplissait de feux la rive orientale.

Le soleil se hâtant pour la gloire des cieux,
Vint opposer sa flamme à l’éclat de ses yeux,
Et prit tous les rayons dont l’Olympe (4) se dore.

L’onde,la terre et l’air s’allumaient alentour
Mais auprès de Philis (5) on le prit pour l’aurore,
Et l’on crut que Philis était l’astre du jour.

Voiture, Poésies,1649. 

(1) Matineuse : personne qui aime se lever tôt. 
(2) L’Amante de Céphale : périphrase pour désigner l’Aurore qui, selon la mythologie, tomba amoureuse de Céphale, prince de Thessalie et époux de Procris. 
(3) Epandre : jeter,éparpiller. 
(4) Olympe : Montagne grecque où vivaient les dieux. 
(5) Philis : prénom précieux.

Le Sein d'Amaranthe (Marbeuf)

Falconet, "Nymphe au bain".
Mon esprit qui toujours d'un vain espoir s'apaise,
Compare votre sein, dont je suis envieux,
A des jeunes boutons, puis il dit à mes yeux :
Si vous les pouviez voir, ne mourriez-vous point d'aise ?

Ainsi dans mon esprit s'allume une fournaise,
Et son feu se nourrit d'un objet gracieux,
Qui me fait concevoir en tout et en tous lieux,
L'enflure de ce marbre (1)  où fleurit une fraise.

Enfin si votre amour demeure le vainqueur,
Et si jusqu'à la mort vous poursuivez mon cœur,
Mon Amaranthe, au moins donnez-lui sépulture.

Que si vous voulez suivre en cela mon dessein,
Son tombeau n'aura pas une autre couverture
Que du marbre qu'on voit qui blanchit votre sein.

Pierre de Marbeuf, Le Miracle de l’amour, 1633. 

1. Comparaison élogieuse. 

A Philis (Marbeuf)

Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme(1) en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.

Celui qui craint les eaux qu'il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu'on souffre pour aimer,
Qu'il ne se laisse pas à l'amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard(2) de naufrage.

La mère de l'amour(3) eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l'amour, sa mère sort de l'eau,
Mais l'eau contre ce feu ne peut fournir des armes.

Si l'eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j'eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.

 Pierre de Marbeuf, Recueil de vers, 1628. 

(1) S’abîmer : se trouver précipité dans un abîme. 
(2)  Hasard : risque. 
(3) La mère de l’amour : Vénus née de « l’écume de la mer ».

"Si j’étais dans un bois..." (Théophile de Viau)


Si j’étais dans un bois poursuivi d’un lion,
Si j’étais à la mer au fort de la tempête,
Si les Dieux irrités voulaient presser ma tête
Du faix (1) du mont Olympe (2) et du mont Pelion (3) ;

Si je voyais le jour que vit Deucalion
Où la mort ne cuida (4) laisser homme ni bête,
Si pour me dévorer je voyais toute prête
La rage des flambeaux (5) qui brûlaient Ilion (6),

Je verrais ces dangers avecques (7) moins d’ennui
Que les maux violents que je souffre aujourd’hui
Pour un mauvais regard que m’a donné mon ange.

Je vois déjà sur moi mille foudres pleuvoir :
De la mort de son fils Dieu contre moi se venge
Depuis que ma Phillis se fâche de me voir.

Théophile de Viau, Les Œuvres, 1623.

(1) Faix : lourde charge.
(2) Olympe : montagne qui sert de séjour aux dieux grecs.
(3) Pelion : mont sur lequel résidaient les centaures.
(4) Cuida : crut (croire).
(5) Flambeaux : incendies.
(6) Illion : Troie.
(7= Avecques : avec.