mardi 24 août 2021

 

Hopper, Ryder's house, 1933.

Je songe à la désolation de l'hiver
Aux longues journées de solitude
Dans la maison morte —
Car la maison meurt où rien n'est ouvert —
Dans la maison close, cernée de forêts

Forêts noires pleines
De vent dur

Dans la maison pressée de froid
Dans la désolation de l'hiver qui dure

Seul à conserver un petit feu dans le grand âtre
L'alimentant de branches sèches
Petit à petit
Que cela dure
Pour empêcher la mort totale du feu
Seul avec l'ennui qui ne peut plus sortir
Qu'on enferme avec soi
Et qui se propage dans la chambre

Comme la fumée d'un mauvais âtre
Qui tire mal vers en haut
Quand le vent s'abat sur le toit
Et rabroue la fumée dans la chambre
Jusqu'à ce qu'on étouffe dans la maison fermée

Seul avec l'ennui
Que secoue à peine la vaine épouvante
Qui nous prend tout à coup
Quand le froid casse les clous dans les planches
Et que le vent fait craquer la charpente

Les longues nuits à s'empêcher de geler
Puis au matin vient la lumière
Plus glaciale que la nuit.

Ainsi les longs mois à attendre
La fin de l'âpre hiver.

Je songe à la désolation de l'hiver
Seul
Dans une maison fermée.

(Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace, 1937.

Spectacle de la danse (Saint-Denys Garneau)

Saint-Denys Garneau, "Pommiers en hiver" (aquarelle).
Mes enfants vous dansez mal
Il faut dire qu'il est difficile de danser ici
Dans ce manque d'air
Ici sans espace qui est toute la danse.

Vous ne savez pas jouer avec l'espace
Et vous y jouez
Sans chaînes
Pauvres enfants qui ne pouvez pas jouer.

Comment voulez-vous danser j'ai vu les murs
La ville coupe le regard au début
Coupe à l'épaule le regard manchot
Avant même une inflexion rythmique
Avant, sa course et repos au loin
Son épanouissement au loin du paysage
Avant la fleur du regard alliage au ciel
Mariage au ciel du regard
Infinis rencontrés heurt
Des merveilleux.

 La danse est seconde mesure et second départ
Elle prend possession du monde
Après la première victoire
Du regard
Qui lui ne laisse pas de trace en l'espace
— Moins que l'oiseau même et son sillage
Que même la chanson et son invisible passage
Remuement imperceptible de l'air
— Accolade, lui, par l'immatériel
Au plus près de l'immuable transparence
Comme un reflet dans l'onde au paysage
Qu'on n'a pas vu tomber dans la rivière

Or la danse est paraphrase de la vision
Le chemin retrouvé qu'ont perdu les yeux dans le but
Un attardement arabesque à reconstruire
Depuis sa source l'enveloppement de la séduction.

Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l'espace, 1937.


Ill. Aquarelle de   

Soir d’hiver (Nelligan)

 

James Busick Hance, Québec vu des glacis, 1902.

Ah ! comme la neige a neigé !

Ma vitre est un jardin de givre.

Ah ! comme la neige a neigé !

Qu’est-ce que le spasme de vivre

À la douleur que j’ai, que j’ai.

 

Tous les étangs gisent gelés,

Mon âme est noire ! où-vis-je ? où vais-je ?

Tous ses espoirs gisent gelés :

Je suis la nouvelle Norvège

D’où les blonds ciels s’en sont allés.

 

Pleurez, oiseaux de février,

Au sinistre frisson des choses,

Pleurez, oiseaux de février,

Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,

Aux branches du genévrier.

 

Ah ! comme la neige a neigé !

Ma vitre est un jardin de givre.

Ah ! comme la neige a neigé !

Qu’est-ce que le spasme de vivre

À tout l’ennui que j’ai, que j’ai !…

 

Emile Nelligan, Poésies, 1904.

 

John Hafen, Girl Among the Hollyhocks, 1902.

 

Rien n’est plus doux aussi que de s’en revenir

Comme après de longs ans d’absence,

Que de s’en revenir

Par le chemin du souvenir

Fleuri de lys d’innocence,

Au jardin de l’Enfance.

 

Au jardin clos, scellé, dans le jardin muet

D’où s’enfuirent les gaietés franches,

Notre jardin muet

Et la danse du menuet[1]

Qu’autrefois menaient sous branches

Nos sœurs en robes blanches.

 

Aux soirs d’Avrils anciens, jetant des cris joyeux

Entremêlés de ritournelles,

Avec des lieds joyeux

Elles passaient, la gloire aux yeux,

Sous le frisson des tonnelles,

Comme en les villanelles[2].

 

Cependant que venaient, du fond de la villa,

Des accords de guitare ancienne,

De la vieille villa,

Et qui faisaient deviner là

Près d’une obscure persienne,

Quelque musicienne.

 

Mais rien n’est plus amer que de penser aussi

À tant de choses ruinées !

Ah ! de penser aussi,

Lorsque nous revenons ainsi

Par des sentes de fleurs fanées,

À nos jeunes années.

 

Lorsque nous nous sentons névrosés et vieillis,

Froissés, maltraités et sans armes,

Moroses et vieillis,

Et que, surnageant aux oublis,

S’éternise avec ses charmes

Notre jeunesse en larmes !

Emile Nelligan, Poésies, 1904.

 


 



[1] Menuet : danse à trios temps, en vogue jusqu’au début du XIXe siècle.

[2] Villanelle : chanson populaire qui évoque la vie campagnarde.

Vieux piano (Nelligan)

Viggo Johansen, Au piano, 1892.

L'âme ne frémit plus chez ce vieil instrument ;
Son couvercle baissé lui donne un aspect sombre ;
Relégué du salon, il sommeille dans l'ombre
Ce misanthrope aigri de son isolement.

Je me souviens encor des nocturnes sans nombre
Que me jouait ma mère, et je songe, en pleurant,
À ces soirs d'autrefois - passés dans la pénombre,
Quand Liszt se disait triste et Beethoven mourant.

Ô vieux piano d'ébène, image de ma vie,
Comme toi du bonheur ma pauvre âme est ravie,
Il te manque une artiste, il me faut L'Idéal ;

Et pourtant là tu dors, ma seule joie au monde,
Qui donc fera renaître, ô détresse profonde,
De ton clavier funèbre un concert triomphal ?

Nelligan, Poésies complètes, (1903), Table ronde, 1998.

Le Vaisseau d’or (Nelligan)

Ivan Aivazovsky, Le Naufrage, 1883.

Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l’or massif :

Ses mâts touchaient l’azur, sur des mers inconnues ;

La Cyprine[1] d’amour, cheveux épars, chairs nues,

S’étalait à sa proue, au soleil excessif.

 

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil

Dans l’Océan trompeur où chantait la Sirène,

Et le naufrage horrible inclina sa carène[2]

Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

 

Ce fut un Vaisseau d’or, dont les flancs diaphanes[3]

Révélaient des trésors que les marins profanes[4],

Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputé.

 

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?

Qu’est devenu mon cœur, navire déserté ?

Hélas ! Il a sombré dans l’abîme du Rêve !…

Emile Nelligan, Poésies, 1904



[1] Cyprine : pierre de couleur bleue.

[2] Carène : partie d’un bateau immergée.

[3] Diaphane : qui laisse passer la lumière sans toutefois être transparent.

[4] Profane : qui n’est pas religieux.

lundi 23 août 2021

L'éternité en un clin d'œil (Gilbert-Lecomte)

Chagall, Le peintre et son double, 1981.

Quiconque voit son double en face doit mourir 

Échéance du drame au voyant solitaire 
Miroir un œil regarde un œil qui le regarde 
Offert et renoncé pur don et pur refus 
D'étrangère qui n'en peut plus qui n'en peut plus 
Donatrice abreuvée aux sources des insultes 

Hantise du reflet glacial ombre vaine 
De ce double avéré plus soi-même que soi 
Simulacre nié de menteuse lumière 
Perdue aux ondes d'ombre aux sombres eaux de mort 

Miracle du regard regardant l'œil qui darde 
Un inverse regard vigilant assassin 
Provocateur 
Assassinat se dit suicide au jeu mortel 

Immortelle qui passe à travers le miroir 
Pupille que contracte un acte pur détruire 
C'est l'étoile-fantôme à l'âme de feu noir 
Le point nul en son propre intérieur vibrant 

L'œil dévorera l'œil au point nul éternel. 

Roger Gilbert-Lecomte, La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, « La Tête couronnée et autres poèmes » (poème sans date), Gallimard, 2015.

"Il se disait dans son cachot : ..." (René Daumal)

Il se disait dans son cachot : 
 « Jusqu'ici je n'ai fait que des chansons pour amuser. 
» Ce sera mon premier et mon dernier poème. 
» Je leur dirai Prenez ces paroles, qu'elles ne soient pas une graine perdue ! Couvez mes paroles, faites-les croître, faites les parler ! 
» Mais que leur dirai-je ensuite ? 
» Je n'ai qu'un mot à dire, un mot simple comme la foudre. 
» Un mot qui me gonfle le cœur, un mot qui me monte à la gorge, un mot qui tourne dans ma tête comme un lion en cage. 
» Ce n'est pas une parole de paix. Ce n'est pas une parole facile à entendre. Mais elle doit mener à la paix, mais elle doit rendre toute chose facile à entendre, pourvu qu'on la prenne comme la terre reçoit la graine et la nourrit en la tuant. 
» Quand je serai pourri, dans quelques jours, que de ma pourriture sorte un arbre à paroles. Non pas des paroles de paix, non pas des paroles faciles à entendre, mais des paroles de vérité. 
René Daumal, Les dernières paroles du poète, 1936.

Toi qui t'es oublié dans ce tombeau mouvant (René Daumal)

Shawn Dulaney, Upper air, 2019.

Toi qui t'es oublié dans ce tombeau mouvant, 
c'est à moi que je parle et mon double me tue, 
dans l'air statue de sel et dans l'eau bulle, 
lorsque le ciel sera mêlé à l'océan, 
le sel dans l'eau partout sans membres distingués 
et sans cœur et sans nom, étendu — est-ce moi ? 
est-ce toi, la bulle à l'air rendue 
sans sa peau d'argent ? 
Une voix dernière, la nôtre, 
pour vider toutes les larmes d'un seul coup, 
et ni moi ni toi, attention : 
LA BOUCHE AURA MANGÉ L'OREILLE. LA VOIX VERRA. 

René Daumal, Le Contre-Ciel, 1936.

Colloque (Milosz)

K. Winslow, Mountainview Cemetery in Cambridge, Vermont, XXe.


Mes lèvres sont rouges comme le soir qui descend
Sur l'eau d'automne où se mirent des arbres de flamme
- Un vieux vautour a fait son nid d'exil dans mon âme,
Un vieux vautour qui n'aime que la couleur du sang.

Regarde en mes yeux, suavement mourir l'été !
Mon coeur est l'écho de la chère chanson pâlie...
- J'ai cloué la crapaud dégoût au front de la Vie ;
Un hibou dort dans le buste creux de la Beauté.

Laisse tièdement couler sur ta chaire en langueur
Le fleuve d'or balsamique de ma chevelure!
- Sous la rousseur hideuse et chaude de l'herbe mûre
Disparaissent les tombeaux de ceux qu'aima mon coeur!

O.V. Milosz, Le Poème des décadences, 1899.



Solitude (Miloscz)

 

Constance-Marie Charpentier, Mélancolie, 1801.

Je me suis réveillé sous l'azur de l'absence

Dans l'immense midi de la mélancolie.

L'ortie des murs croulants boit le soleil des morts.

Silence.

 

Où m'avez-vous conduit, Mère aveugle, ô ma vie ?

Dans quel enfer du souvenir où l'herbe pense,

Où l'océan des temps cherche à tâtons ses bords ?

Silence.

 

Echo du précipice, appelle-moi ! Démence,

Trempe tes jaunes fleurs dans la source où je bois,

Mais que les jours passés se détachent de moi !

Silence.

 

Vous qui m'avez créé, vous qui m'avez frappé,

Vous vers qui l'aloès[1], cœur des gouffres, s'élance,

Père ! à vos pieds meurtris trouverai-je la paix?

Silence.

O. V. de L. Milosz, Autres poémes, 1917


[1] Aloès : Plante exotique, symbole du renouvellement de la vie.

Chanson d’automne (Milosz)

 

Corot, Ville d'Avray, 1880.

Écoutez la voix du vent dans la nuit,

la vieille voix du vent, la lugubre voix du vent,

malédiction des morts, berceuse des vivants…

Écoutez la voix du vent.

Il n’y a plus de feuilles, il n’y a plus de fruits

dans les vergers détruits.

Les souvenirs sont moins que rien, les espoirs sont très loin.

Écoutez la voix du vent.

 

Toutes vos tristesses, ô ma Dolente[1], sont vaines.

L’implacable oubli neige sinistrement

sur les tombes des amis et des amants…

Écoutez la voix du vent.

Les lambeaux de l’été suivent le vent de la plaine ; tous vos souvenirs, toutes vos peines

se disperseront dans la tempête muette du Temps.

Écoutez la voix du vent.

 

Elle est à vous, pour un moment, la sonatine[2]

des jours défunts, des nuits d’antan…

Oubliez-la, elle a vécu, elle est bien loin.

Écoutez la voix du vent.

Nous irons rêver, demain, sur les ruines

d’Aujourd’hui ; préparons les paroles chagrines

du regret qui ment quotidiennement.

Écoutons la voix du vent.

O. V. de L. Milosz, Le Poème des décadences, 1899



[1] Dolente : adj. utilisé comme nom, qui se trouve plongé dans la souffrance.

[2] Sonatine : pièce de musique aisée à jouer