samedi 24 novembre 2018

Belle, gentille, honnête, humble et douce Marie… (Ronsard)

Toussaint Dubreuil, "La toilette de Hyanthe
et Climène", Louvres, fin XVIe
Belle, gentille, honnête, humble et douce Marie,
Qui mon cœur dans vos yeux prisonnier détenez,
Et qui par monts et vaux comme esclave menez
De votre blanche main ma prisonnière vie.

Hé quantes (1) fois le jour me prend il une envie
De rompre vos prisons, mais plus vous me donnez
Espoir de liberté, plus vous m'emprisonnez
L'âme, qui languirait sans vous être asservie.

Ha je vous aime tant que je suis fol pour vous,
J'ai perdu ma raison, et ma langue débile (2).
Au milieu des propos vous nomme à tous les coups,

Vous, comme son sujet, sa parole, et son style,
Et qui parlant ne fait qu’interpréter (3), sinon (4)
Mon esprit qui ne pense en rien qu'en votre nom. 

Ronsard, Nouvelle continuation des Amours, 1556. 


1. Quantes : combien de… 
2. Débile : faible, qui manque de force. 
3. Interpréter ; traduire. 
4. Sinon, si ce n’est.

dimanche 18 novembre 2018

Comme on voit sur la branche au mois de Mai la rose ...(Ronsard)

"Portrait de jeune fille", anonyme allemand,
XVIe siècle tardif, Musée de Philadelphie.

Comme on voit sur la branche au mois de Mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose :

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose(1),
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur :
Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur(2),
Languissante elle meurt feuille à feuille déclose (3) :

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque (4) t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.
Ronsard, Sur la mort de Marie, 1578.

1. Se repose : l’accord se fait avec le sujet le plus proche. L’orthographe moderne commanderait « se reposent ». 
2. Ardeur : chaleur. 
3. Déclose : employé de façon intransitive, le verbe signifie se détacher d’un ensemble. 
4. Parque : déesse de la destinée humaine.

samedi 17 novembre 2018

Marie, levez-vous... (Ronsard)

Détail de La descente du Christ aux
 Limbes
 d'Agnolo Bronzino,
Musée Santa Croce.
Marie, levez-vous, ma jeune paresseuse :
Jà(1) la gaie alouette au ciel a fredonné,
Et jà le rossignol doucement jargonné(2),
Dessus l'épine assis, sa complainte(3) amoureuse.

Sus(4) ! Debout ! Allons voir l'herbelette(5) perleuse,
Et votre beau rosier de boutons couronné,
Et vos œillets mignons auxquels aviez donné,
Hier au soir, de l'eau d'une main si soigneuse.

Harsoir(6) en vous couchant vous jurâtes vos yeux(7)
D'être plus tôt que moi ce matin éveillée;
Mais le dormir de l'Aube, aux filles gracieux(8),

Vous tient d'un doux sommeil encor les yeux sillée(9).
Ca(10) ! ça ! que je les baise et votre beau tétin,
Cent fois, pour vous apprendre à vous lever matin.

Ronsard, Second livre des amours, 1555. 

1. Jà : déjà. 
2. Jargonner : gazouiller, jaser. 
3. Complainte : chant mélancolique. 
4. Sus : adverbe utilisé comme interjection, vers le haut. 
5. Herbelette : gazon. 
6. Harsoir : hier soir, en patois d’Anjou. 
7. Vous jurâtes vos yeux : Vous avez jurez sur vous yeux (ce que vous avez de plus précieux). 
8. Gracieux : favorable, bienveillant. L’aube est personnifiée et le groupe construit en hypallage le mot complète « dormir », alors que c’est Marie qui devrait se trouver en position de complément. 
9. Sciller : clore, fermer, l’accord se fait avec « vous ». 
10. Ca : Interjection qui marque une interpellation.

mardi 13 novembre 2018

Ode à Cassandre (Ronsard)

Mignonne, allons voir si la Rose,
Qui ce matin avait déclose (1)
Sa robe de pourpre (2) au Soleil,
A point perdu ceste vesprée (3),
Les plis de sa robe pourprée.
Et son teint au vôtre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place  (4),
Las, las, ses beautés laissé choir (5) !
Ô vraiment marâtre (6) Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne (7)
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Ronsard, Odes, 1552. 

1. Déclose : ouverte.
2. Pourpre : rouge.
3. La vesprée : la fin de l’après-midi.
4. Dessus la place : en cet endroit même.
5. Choir : tomber.
6. Marâtre : qui agit à la manière d’une marâtre (mauvaise mère), méchante.
7. Fleuronne : se couvre de fleurs, par métaphore « votre âge vous couvre de beautés ».

vendredi 9 novembre 2018

La nuit était pour moi si très-obscure (Pernette du Guillet)

Pacchiarotti (1474-1540), "Jeune femme écrivant
dans un psautier".


La nuit était pour moi si (1) très-obscure
Que Terre et Ciel elle m'obscurcissait,
Tant qu'à Midi de discerner figure
N'avais pouvoir – qui (2) fort me marrissait (3),
Mais quand je vis que l'aube apparaissait
En couleurs mille (4) et diverse, et sereine
Je me trouvai de liesse si pleine
Voyant déjà la clarté à la ronde
Que commençai louer à voix hautaine (5)
Celui qui fit pour moi ce Jour au Monde.

 Pernette du Guillet, Rymes, 1545.

1. Si : adverbe d’intensité, marquant le plus haut degrè, fait redondance avec « très ». 
2. Qui : ce qui. 
3. Me marissait : me désolait, m’affligeait 
4. Mille : adjectif qui renvoie à l’idée de très grand nombre. 
5. A voix hautaine : à haute voix.

samedi 3 novembre 2018

Ne reprenez, Dames... (Louise Labé)

Louise Labé, vitrail de
Lucien Bégule, 1899.

Ne reprenez (1), Dames, si j'ai aimé :
Si j'ai senti mile torches ardentes,
Mille travaux (2), mille douleurs mordantes :
Si en pleurant, j'ai mon temps consumé,

Las, que mon nom n'en soit par vous blâmé.
Si j'ai failli, les peines sont présentes,
N'aigrissez point leurs pointes violentes :
Mais estimez qu'Amour, à point nommé,

Sans votre ardeur d'un Vulcain excuser(3),
Sans la beauté d'Adonis accuser (4),
Pourra, s'il veut, plus vous rendre amoureuses :

En ayant moins que moi d'occasion,
Et plus d'étrange (5) et forte passion.
Et gardez vous d'être plus malheureuses.

Louise Labé, Sonnets (XXIV), 1555.


1.  Ne reprenez : ne me blâmez pas.
2. Travaux : supplices.
3. ... d’un Vulcan excuser :« Sans que vous ayez l’excuse d’être la femme d’un Vulcain. ». Vénus la déesse de l’amour avait été mariée à Vulcain, le plus laid des Dieux. Elle l’avait trompé avec Mars, le dieu de la guerre.
4.   … Adonis accuser : « Sans que vous puissiez accuser la beauté de votre amant, comparable à celle d’adonis », d’être responsable de votre faute.
5. Etrange : aliénante.


Tant que mes yeux pourront larmes épandre... (Louise Labé)

Hopper, "Automat", 1927.

Tant que mes yeux pourront larmes épandre (1),
À l'heur(2) passé avec toi regretter :
Et qu'aux sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre :

Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard (3) Luth, pour tes grâces chanter :
Tant que l'esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors (4) que toi comprendre (5) :

Je ne souhaite encore point mourir.
Mais quand mes yeux je sentirai tarir,
Ma voix cassée, et ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d'amante :
Prierai la Mort noircir mon plus clair jour.

Louise Labé, Sonnets (XIV), 1555.

1. Epandre : répandre.
2. L’heur : le bonheur ; comprendre « A regretter le bonheur passé avec toi ».
3. Mignard : gracieux, délicat.
4. Fors : sauf, excepté.
5. Comprendre : contenir.

Je vis, je meurs... (Louise Labé)

Waterhouse, "The blue necklace", 1899.

Je vis, je meurs : je me brûle et me noie.
J'ai chaud extrême (1) en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle (2) et trop dure.
J'ai grands ennuis (3) entremêlés de joie :

Tout à un coup (4) je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief (5) tourment j'endure :
Mon bien (6) s'en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup (7) je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène :
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur (8),
Il me remet en mon premier malheur.
Louise Labé, Sonnets (VIII), 1555.


1. Extrême : adverbe, équivalent de « très » ou « extrêmement »
2. Molle : douce.
3. Ennuis : peines, chagrins.
4. Tout à un coup : au même instant.
5. Grief : adjectif, grave.
6. Mon bien : Comprendre mon « mon bonheur ».
7. Tout en un coup : dans un même mouvement.
8. Mon désiré heur : le bonheur auquel je prétends, j’aspire.


"O beaux yeux bruns, ô regards détournés..." (Louise Labé)

Buste de femme, médaillon viennois du XVIe siècle.

O beaux yeux bruns, ô regards détournés
O chauds soupirs, ô larmes épandues,
O noires nuits vainement attendues,
O jours luisants vainement retournés :

O tristes pleins, ô désirs obstinés,
O temps perdu, ô peines dépendues,
O mille morts en mille rets tendues,
O pires maux contre moi destinés.

O ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts :
O luth plaintif, viole, archet et voix :
Tant de flambeaux pour ardre une femmelle !

De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d'endroits d'iceux mon cœur tâtant,
N'en est sur toi volé quelque étincelle.

Louise Labé, Sonnets (II), 1555.

1. Epandues : répandues.
2. Retournés : revenus.
3. Pleins : plaintes.
4. Dépendues : gaspillées, perdues.
5. Contre moi destinés : comprendre, « qui me sont adressés, destinés ».
6. Ris : rires.
7. Ardre : brûler.
8. Femmelle : femme.
9. Tâtant : touchant. Comprendre : « Je me plains de ce que tant de feux ayant touché mon cœur en tant d’endroits… »
10. N’en est sur toi volé : Forme impersonnelle, « Il n’en est volé sur toi… »